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Bisphénol A : L’insoutenable légèreté de l’Agence Européenne pour la Sécurité des Aliments

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Malgré l'alerte lancée par de nombreux chercheurs sur la toxicité, indépendante de la dose, du bisphénol A pour la santé humaine et animale, et la biodiversité, l'Agence Européenne pour la Sécurité des Aliments (EFSA) maintient le feu vert pour l'utilisation de ce perturbateur endocrinien.

Pas d’interdiction malgré les menaces pour la santé humaine ?!

Contre toute attente, l’EFSA vient de conclure, suite à l’analyse d’études scientifiques faites sur le bisphénol A (BPA), qu’il n’y avait pas lieu d’interdire cette substance, ni de reconsidérer la dose journalière admissible (DJA) qui est actuellement de 0,05 mg/kg de poids corporel.

L’Agence considère en outre que  » les données actuellement disponibles n’apportent pas d’éléments probants concernant une toxicité neuro-comportementale du BPA« .
Certes l’Agence reconnait que  » des études récentes font état d’effets indésirables chez des animaux exposés au BPA pendant leur développement à des doses bien inférieures à celles utilisées pour déterminer la DJA actuelle « . Mais elle considère que ces études présentent des lacunes et que leurs résultats ne peuvent être transposés à la santé humaine.

Les industriels vont donc pouvoir continuer à utiliser, la conscience tranquille, les BPA dans la fabrication des canettes de boissons, des boîtes de conserve, des plastiques alimentaires (barquettes, assiettes, verres, couverts….), des dispositifs médicaux, seringues, matériel de perfusion., implants….
Seuls, en France, les biberons au bisphénol A resteront interdits, malgré l’avis de l’Agence, comme vient de le préciser Chantal Jouanno, Secrétaire d’Etat à l’Ecologie.

Les dangers des perturbateurs endocriniens

De nombreux experts internationaux ont lancé depuis plusieurs années l’alerte sur les dangers du bisphénol A, classé dans la liste des perturbateurs endocriniens au même titre que les résidus d’hormones médicamenteuses, le chlordécone, les phtalates, la dioxine, les PCB… et de nombreuses substances contenues dans les pesticides( herbicides, fongicides, insecticides).

Lire : Santé : la menace des hormones médicamenteuses dans l’eau du robinet et l’alimentation

C’est au début des années 1970 que les scientifiques ont commencé à s’inquiéter de la forte augmentation des troubles endocriniens dans la première génération adulte qui avait été exposée aux substances chimiques de synthèse massivement utilisées après guerre. Mais il leur a fallu 20 ans pour avancer l’hypothèse que les substances contenues dans ces produits chimiques pouvaient perturber le système endocrinien, en mimant les effets des hormones naturelles de l’organisme, et être à l’origine de ces troubles et des maladies qui en découlent. Et rapidement, étude après étude, leur hypothèse a été confortée et confirmée par les observations cliniques sur le terrain.

En 1999, la Commission Européenne a commencé à prendre en compte le problème et a présenté une stratégie visant à encourager la recherche et identifier les actions politiques appropriées à mener. Une nouvelle loi, la loi REACH, a été adoptée pour obliger les industries chimiques à fournir des données de sécurité sanitaire et environnementale sur toutes les substances qu’elles produisent. Le but étant que les substances chimiques  » extrêmement préoccupantes  » soient abandonnées et remplacées.

La loi est entrée en vigueur en 2007, mais elle n’a pas encore été appliquée.
En 2005 des scientifiques réunis à Prague ont lancé une alerte.
La France a réagi en lançant un programme national de recherche sur les PE (PNRPE) sous l’autorité du Ministère de l’Ecologie.
Cette année, les Députés ont décidé d’interdire la commercialisation des biberons contenant du BPA à partir de janvier prochain. Et la Secrétaire d’Etat à l’Ecologie vient de confirmer le maintien de cette interdiction.

Aux Etats-Unis, un projet de loi intitulé  » Loi sur la Prévention des perturbations endocriniennes « , a été déposé au Sénat en décembre 2009 par Mr John Kerry.
Au Canada, au Danemark, et en Australie et dans plusieurs Etats Américains le bisphénol A est interdit.

Les perturbateurs endocroniens se transmettent de générations en générations

Les limites des études classiques ont été atteintes

Alors comment expliquer la décision de l’EFSA ? Comment expliquer cette divergence de vue entre de très nombreux scientifiques et les experts de l’Agence ? Doit-on incriminer une nouvelle fois la pression des lobbies? La révélation du fait que la Présidente de l’EFSA est également membre du conseil d’administration de l’International Life Science Institut (IFSI), un lobby agroalimentaire auquel appartiennent les grands groupes industriels internationaux, dont Monsanto, pourrait aller dans ce sens. Mais il y a une autre explication. Elle est d’ordre scientifique.

 » Nous avons en effet touché les limites des modèles d’évaluation classiques « , estime le Pr Carlos Sonnenschein, de l’Université Tufts, Boston (USA).

En pratique nous nous trouvons donc dans la situation ou, d’une part les chercheurs n’ont pas les bons outils ni les bonnes méthodologies pour faire les études appropriées sur les perturbateurs endocriniens, et peinent donc à prouver ce qu’ils observent sur le terrain , et d’autre part les experts de l’EFSA qui utilisent des  » lunettes  » inadaptées pour analyser l’ensemble des résultats et s’en tiennent à une interprétation classique inappropriée, et focalisée essentiellement sur l’effet-dose.

Changer de paradigme

 » Il faut donc complètement changer de paradigme concernant la recherche sur les PE  » affirme le Pr André Cicollella, spécialiste de l’évaluation des risques sanitaires, et Président du  » Réseau Environnement Santé « , l’approche toxicologique classique pour les évaluer, et pour anticiper leurs effets sur la santé de l’homme et la faune sauvage n’étant pas du tout adaptée.
Concernant les PE, il est en effet indispensable de pouvoir tenir compte non seulement des doses, mais aussi de la durée de l’exposition, et du moment de l’exposition, de l’effet cocktail entrainé par les mélanges des PE avec d’autres substances qui peuvent les potentialiser, et les mélanges de différents PE entre eux qui peuvent entrainer des effets cumulatifs….

Prenons l’exemple de l’effet-dose auquel l’Agence se réfère pour statuer. Concernant les PE, il n’a pas de sens. En effet,  » Les PE peuvent agir à des doses infimes, mille fois inférieures aux doses actuellement admissibles, ou ne pas agir du tout à des doses élevées, précise le Pr Alfred Bernard de l’Université Catholique de Louvain (Belgique). Par ailleurs une petite dose peut avoir le même effet qu’une forte dose, et une dose moyenne aucun effet « .

En outre, comme il existe de très nombreux perturbateurs endocriniens – la Commission Européenne en a recensé 562 – il est évident qu’il doit se produire des effets cumulatifs des effets cocktail que l’on ne peut  malheureusement pas prendre en compte dans les études actuelles tant c’est compliqué.

Les PE peuvent aussi avoir des effets croisés avec d’autres substances, peuvent agir sur beaucoup de cellules cibles différentes, et interagir aussi avec des facteurs de prédisposition génétique, ou des facteurs liés à notre environnement ou à notre mode de vie.

En outre, les maladies liées aux troubles endocriniens apparaissent longtemps après l’exposition aux PE au cours du développement. Et peuvent survenir chez des patients chez lesquels on ne trouve aucune trace de PE.
Certaines études ont montré, par exemple, l’absence de PE chez des patients atteints de cancer du testicule, mais des taux élevés chez leur mère.
Cela veut dire que le cancer pourrait être lié à une exposition aux PE pendant la grossesse et qu’il n’apparaitrait que 40 ans après. Les effets des PE peuvent donc être transmis a postériori aux futures générations.

On voit donc bien la complexité du problème et on mesure le temps qu’il faudra avant de trouver des solutions.

C’est pourquoi les chercheurs s’insurgent contre les experts de l’EFSA qui veulent encore attendre des résultats complémentaires pour prendre des décisions alors que sur le terrain tout indique que les PE sont en train de provoquer des effets considérables sur la santé.
Ces effets, les scientifiques participant aux Colloque de l’Assemblé Nationale, qui a lieu en septembre 2010,  les ont rappelés.

Les ravages des perturbateurs endocriniens sur la santé

Troubles de la reproduction et du développement

Pour le Professeur Charles Sultan, Professeur de Médecine du Développement et de la reproduction au CHU de Montpellier,  » les études expérimentales ont permis de démontrer que l’exposition prénatale à des polluants chimiques, pesticides notamment, bisphénol A, et phtalates entraînent des malformations génitales chez le mâle (chryptorchidie, hypospadis), des retards de la croissance staturale et des troubles du développement psycho-moteurs et du comportement. L’exposition néonatale quant à elle induit chez la femelle des signes de précocité pubertaire ».

Lire : L’exposition de la mère aux pesticides favoriserait le cancer de l’enfant

Depuis 5 ans le Pr Sultan est confronté dans son service à une forte augmentation de la prévalence des malformations génitales chez le nouveau-né masculin. Et dans 29% des cas, il s’agit d’enfants d’agriculteurs. Or il a été confirmé en 2006 que les pesticides organochlorés étaient impliqués dans ce type de pathologies.

Lire : Le lien entre pesticides et cancers chez les agriculteurs est établi

Cancers hormono-dépendants

Pour le Pr Patrick Fenichel, Chef du service d’endocrinologie et de médecine de la reproduction du CHU de Nice, les études épidémiologiques humaines montrent une explosion du nombre de cas de cancers du sein dans le monde (40 000 nouveaux cas par an en France) et du cancer du testicule (augmentation constante depuis 30 ans). Et les modèles expérimentaux animaux appuient l’hypothèse du rôle des PE dans les cancers hormono- dépendants : sein, prostate, testicule.
En outre, Le Pr Fenichel a constaté que le bisphénol A pouvait interférer sur la croissance des lignées de cellules malignes humaines, soit en neutralisant in vitro la chimiothérapie dans le cancer du sein, soit en stimulant la prolifération des cellules malignes dans le cancer de la prostate et du testicule.

Maladies métaboliques et obésité

Pour le Pr Robert Barouki, Professeur à la Faculté de Médecine Paris Descartes, et Directeur de recherche à l’Inserm, des travaux récents indiquent que  » l’exposition foetale à certains perturbateurs endocriniens comme le bisphénol A , les phtalates, et les polluants organiques persistants comme les PCB et les dioxines, favorisent l’apparition de maladies métaboliques et de l’obésité « .

Perturbation de la barrière intestinale

Alors que jamais on n’avait pensé que les intestins pouvaient être perturbés par les estrogènes, le Pr Eric Houdeau, Chargé de recherche à l’Institut National de recherche Agronomique de Toulouse, spécialiste de la physiopathologie de l’appareil digestif, et coordonateur d’un programme scientifique sur les risques d’une exposition périnatale au bisphénol A dans le développement de maladies digestives, a constaté que  » le BPA, aux doses inférieures aux seuils aujourd’hui considérés comme acceptables pour l’homme, est capable de provoquer une diminution de la perméabilité de l’intestin, peut se substituer aux estrogènes naturels dès le stade foetal, et perturber ainsi considérablement le développement normal de l’intestin et l’équilibre hormonal nécessaire au maintien d’une fonction de barrière intestinale efficace pour le reste de la vie « .  » Le système immunitaire est également perturbé, ajoute le Pr Houdeau, entrainant des réactions inflammatoires intestinales qui vont faire le lit des tumeurs cancéreuses « .

Lire : Le Bisphénol A, utilisé dans les bouteilles plastiques et biberons, est toxique pour l’intestin selon l’Inra

Troubles du comportement

Pour le Dr Oussama Kébir, psychiatre à l’hopital Sainte Anne (Paris) et chercheur en génétique psychiatrique, les perturbateurs endocriniens tels les estrogènes de synthèse comme le diethylstilbestrol (DES) les pesticides et le bisphénol A , agissent sur presque tous les neuro-transmetteurs et sont impliqués dans les troubles du comportement et les troubles de l’apprentissage, les troubles de l’humeur , les troubles psychotiques, les troubles anxieux et des troubles dans la conduite alimentaire.  » Et les effets sont indépendants de la dose « , souligne le Dr Oussama.

Lire : Hyperactivité des enfants : les pesticides sur le banc des accusés

Régression de la biodiversité

Helène Roche, ingénieur de recherche de 1ère classe au CNRS, constate de son côté des dérèglements hormonaux , des mutations sexuelles et des comportements inhabituels chez les espèces sauvages d’animaux. Elle estime que  » la perturbation endocrinienne met en péril l’ensemble des systèmes biologiques naturels et participe à l’érosion de la biodiversité avec les autres facteurs dus à l’industrialisation, en diminuant les effectifs des populations « .

Lire : 80 % des poissons du fleuve potomac deviennent transsexuels

Quelles mesures pour se protéger ?

Appliquer le principe de précaution

Alors que faire en attendant ? S’en tenir aux avis d’une Agence qui reste rivée sur les doses alors que l’effet -dose n’est pas un critère suffisant pour juger de l’innocuité des PE, ou tenir compte du faisceau de preuves actuelles, des observations cliniques, et finalement du bon sens ?

Pour Ana Sotto, Professeur de biologie cellulaire de la Faculté de Médecine de l’Université de Boston (USA) et l’une des pionnières des perturbateurs endocriniens, la question ne se pose plus :  » Nous avons aujourd’hui assez de preuves par les études animales et les observations cliniques chez l’homme « , a-t-elle martelé lors du Colloque de l’Assemblée Nationale.  » Il ne faut plus attendre pour prendre des mesures. Je suis scientifique mais aussi médecin et je constate ce qui se passe sur le terrain, notamment la forte augmentation des cancers et des troubles de la reproduction. Et il est clair qu’il y a un vrai problème avec les perturbateurs endocriniens environnementaux « .  » Il faut agir dès maintenant. On ne va pas quand même pas attendre la fin des espèces  » insiste-t-elle.

Protéger la mère et l’enfant contre les PE

Nous avons su interdire récemment le chlordécone, un pesticide utilisé dans le traitement des bananes et qui est responsable d’une forte augmentation de cancer de la prostate aux antilles.

Lire : Santé : Chlordécone, le poison des antilles

Nous également avons su interdire, à partir de janvier 2011, les biberons contenant du bisphénol A.

Lire : Le Bisphénol A interdit… mais uniquement dans les biberons

Il faut continuer.

Pour les chercheurs, la priorité est de protéger la mère pour protéger l’embryon, le foetus et le nourrisson pendant les phases critiques du développement avant la conception, pendant la gestation, et pendant la lactation, puis de protéger l’enfant et de la période périnatale jusqu’à la puberté.

Cela veut dire qu’il faut mettre en oeuvre rapidement des mesures qui visent à :

– Supprimer l’exposition aux PE connus dont le bisphénol A, les résidus d’hormones médicamenteuses, et les phtalates dans les foyers, les lieux de travail, et tous les lieux publics, les véhicules de transport, l’eau, les aliments et les produits de consommation.

– Réglementer les rejets des PE, dont les résidus d’hormones médicamenteuses, dans l’environnement, par les industriels de la chimie et du médicament, par les établissements hospitaliers, et les élevages industriels pour réduire les déversements massifs dans les eaux usées.

– Adapter les stations d’épuration pour qu’elles puissent éliminer (ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui) ces substances que finalement nous retrouvons dans notre eau et notre alimentation.

– Interdire la commercialisation des nouveaux produits chimiques, dont les pesticides, sans une recherche préalable d’effets potentiels sur le système endocrinien.

– Changer la formation en toxicologie.

– Changer les méthodologies, et les protocoles d’études de recherche pour que puissent être pris en compte les problèmes spécifiques posés par les PEE (perturbateurs endocriniens environnementaux) : âge d’exposition, doses, cumul, seuils d’exposition, mélanges, interactions entre les différents PE, rémanence, temps écoulé entre l’exposition et ses effets, transmission intergénérationnelle, effets à long terme…

– Développer la toxicologie prédictive, trouver des marqueurs spécifiques.

– Changer les règles de la toxicologie réglementaire.

– Renforcer la surveillance environnementale

Informer les consommateurs sur les dangers des PE, et en rendant obligatoire l’étiquetage mentionnant la présence de ces substances, car c’est finalement dans le panier de la ménagère que l’on trouve le plus de perturbateurs endocriniens.

Lire : L’Afssa recommande un « étiquetage systématique » sur les emballages contenant du Bisphénol A

Il faudrait enfin aussi qu’un seul organisme soit nommé pour centraliser, harmoniser, mutualiser les moyens, et piloter toutes les équipes, tous les budgets et les programmes de recherche sur le sujet en relation bien sûr avec les industriels. Le Gouvernement a su mettre en place il y a quelques jours une fonction  » Garde côtes  » regroupant, tous les services de l’Etat pour préserver notre domaine maritime. La protection de la santé humaine et animale et de la biodiversité contre les perturbateurs endocriniens mérite bien le même traitement.

Les politiques face à leur responsabilité

Bien que l’Agence Européenne de Sécurité alimentaire vienne d’envoyer un très mauvais signal en dédouanant le bisphénol A, de nombreux chercheurs considèrent aujourd’hui qu’ils ont fait leur travail, qu’ils ont assez de preuves sur les dangers des perturbateurs endocriniens, et que devant l’augmentation alarmante dans le monde entier du nombre de cancers, de maladies de la reproduction, et de maladies métaboliques il ne faut plus perdre de temps.

Mais qui doit maintenant intervenir ?

C’est au tour des Politiques d’assumer leurs responsabilités et de prendre le relais en faisant appliquer le principe de précaution gravé dans le marbre de notre Constitution.

José Vieira

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